TOI QUI ME LIS
Incipit :
Pour son mémoire de fin d’études, il est venu au CADA nous interviewer. J’ai accepté. Emballé, il a ensuite proposé un atelier d’écriture, sous forme de plaidoyer : « Pour un monde qui accueille les personnes réfugiées ». J’ai dit oui. Avec l’aide de ma professeure de français, j’ai écrit.
Voilà
Toi qui me lis,
Vois-tu les traces sombres de sueur sous les bras enveloppants et rassurants de ma mère, ma mère chérie que j’ai depuis si longtemps quittée
Vois-tu les larmes rentrées de mon père, désespéré que je ne sois pas garçon
Vois-tu mes petites sœurs qui rient encore de la belle enfance, insouciantes fillettes que les épines n’ont pas encore écorchées
Vois-tu ma petite maison et son jardinet d’ombre, de fraîcheur et d’insuffisante profusion dans mon pays en guerre depuis d’innombrables années ?
Toi qui me lis,
Perçois-tu le goût de terre des chemins arides, interminables serpents de pierrailles et de venins
Perçois-tu le goût du sel des mers de larmes que j’ai versées, fille sous un large pantalon cachée, avec comme seuls bagages mes abandons, mes renoncements et l’espoir d’être encore debout demain
Perçois-tu le goût violemment amer du racket, des coups, des humiliations, des chantages incessants
Perçois-tu l’acidité des jours de faim, des jours de soif, des jours de presque mort, de bile vomie puis ravalée
Perçois-tu mon immense désarroi parmi les folies et les douleurs de mes compagnons d’exil, ceux qui s’acharnent, ceux qui renoncent ?
Toi qui me lis,
Entends-tu la peur qui gronde dans mon ventre, le lacère de l’intérieur, blessure suintante, elle ne cicatrise pas
Entends-tu la terreur qui me cloue au sol lorsqu’ils découvrent mon secret, leurs bottes sur mon visage écrasées
Entends-tu le silence assourdissant de mes hurlements lorsqu’ils me forcent et me perforent jusqu’à la gorge, avec leur rage décuplée de s’être sentis bernés
Entends-tu les mots que je murmure alors, dissociée, les mots que je murmure à ma mère, ma mère qui me berce dans l’odeur enivrante de sa sueur, dans ses bras aimants et rassurants ?
Toi qui me lis,
Touches-tu du bout de tes doigts le froid des armes des policiers qui nous coursent, qui nous frappent et nous menacent, nous abattent quelques fois
Touches-tu la glace des regards injectés de fureur des passeurs, barbares et charognards sur des proies déjà dépouillées
Touches-tu l’acier des barbelés de mes nuits sans sommeil, sans rêves, sans trêve, sans repos
Touches-tu les griffes de douleurs de mes pieds blessés, de mes mains paralysées, de ma peau déchirée, de mon corps fragmenté ?
Toi qui me lis,
Sens-tu l’odeur écœurante de l’indispensable vigilance qui exsude, tension extrême qui me possède constamment et ne me quitte jamais
Sens-tu la puanteur de mes vêtements, de mes cheveux courts infestés de poux, de nos corps si rarement lavés
Sens-tu la douceur d’une brise légère au bord d’une rivière, moment fugace et volé, exceptionnel répit, un bain, les yeux fermés sur des songes couleur de safran et de miel
Sens-tu le goût ferreux du sang qui coule entre mes cuisses tétanisées, un embryon qui s’expulse de l’horreur ?
Toi qui me lis,
Sais tu les traces innommables de mon exil, incrustées, tatouées dans mon corps jusqu’à l’os ?
Et sais-tu l’indomptable espérance qui esquisse malgré tout mes demains ?
Toi qui me lis,
Dis-moi que je saurais rire à nouveau de mon encore grande jeunesse, avec toutes les épines qui m’ont transpercée
Dis-moi que je trouverai un toit aimable qui ne s’effondra pas
Dis moi que je sentirai à nouveau de la joie quelques fois, et le parfum de la coriandre, et la transpiration de ma mère dans mes moments perdus
Nooria, lycéenne en France,
je suis née il y 16 ans en Afghanistan
Texte de Véronique GENTNER
Retrouvez un large extrait du texte dit par Gérard DELL sur un fond musical de sa composition ICI